Une campagne internationale tente d'empêcher l'exécution, prévue à Philadelphie, le 17 août, de M. Mumia Abu-Jamal, journaliste et ancien membre des Panthères noires. Elle relance le débat sur la peine de mort aux Etats-Unis. Un débat d'autant plus nécessaire que l'application de ce châtiment frappe principalement les minorités raciales. L'affaire Abu-Jamal incite aussi à s'interroger sur les procédés employés par les autorités du pays, de 1968 à aujourd'hui, pour liquider les mouvements révolutionnaires américains et leurs militants. Par Marie-Agnès Combesque
Depuis le 3 juillet 1982, Mumia Abu-Jamal est devenu un intouchable. Il survit dans une prison de Philadelphie, derrière une vitre en Plexiglas, retranché du monde des vivants en attendant une exécution par injection létale, prévue le 17 août à 22 heures (1). Un mort en sursis pour ceux qui, il y a environ quinze ans, l'ont condamné pour le meurtre d'un policier, et muré. Mais un mort qui bouge, se bat (lire « Un lynchage judiciaire ») et déclare à ses visiteurs : « Je suis un prisonnier politique. » De tous les condamnés qui peuplent aujourd'hui les couloirs de la mort du système carcéral américain (2), il est le seul à revendiquer ce statut. En revanche, parmi ceux qui vivent dans les prisons de haute sécurité, en isolement complet ou au sein de la population carcérale - soit 1 500 000 personnes environ (3) -, une centaine clament comme lui le droit de bénéficier du statut de prisonnier politique. Ou de celui de prisonnier de guerre.
Anciens militants du Black Panther Party (BPP) et de la Black Liberation Army (BLA), de l'American Indian Movement (AIM), indépendantistes portoricains, militants issus de la gauche radicale blanche (Weather Underground), tous ou presque ont en commun un combat qui a trouvé sa première expression dans les luttes contre la guerre du Vietnam au milieu des années 60 et dans celles du mouvement des droits civiques. L'opposition à la guerre, les assassinats de Malcolm X (1965) et de Martin Luther King (1968), ont radicalisé une génération de militants. Mais, à l'image des autres démocraties occidentales, l'Etat américain ne reconnaît pas le statut de « détenu politique ». Et les militants qui réclament celui de « prisonnier de guerre », énoncé dans les conventions de Genève, sont logés à la même enseigne (4).
Par exemple, MM. Geronimo Pratt (BPP) ou Leonard Peltier (IM) se considèrent comme les combattants de peuples minoritaires en lutte pour leur droit à l'autodétermination contre un régime colonial. Leur reconnaître le statut qu'ils demandent reviendrait pour les Etats-Unis à reconnaître le bien-fondé de leur combat. Ce serait d'autant plus impensable que tous ont été reconnus coupables de chefs d'inculpation relevant du droit commun : assassinats, vols à main armée, attentats. Les policiers, procureurs, juges et journalistes ne les ont jamais décrits autrement que comme des terroristes et des criminels. Et contre eux, le pouvoir politique aura employé quasiment tous les moyens, depuis l'utilisation d'une loi anti-Mafia jusqu'à des campagnes répressives dont le Congrès a par la suite reconnu le danger (5).
Premières victimes de cet arsenal répressif : les Black Panthers. Ils forment le groupe de prisonniers politiques le plus nombreux, environ une cinquantaine de personnes. Créé à Oakland, en Californie, en octobre 1966, par deux étudiants en droit, Huey P. Newton et M. Bobby Seale, le BPP s'inspirait en partie du discours de Malcolm X. Utilisant une rhétorique marxiste, il chercha à organiser les ghettos. Son programme en dix points comportait une série de revendications politiques et sociales et réclamait le droit à l'autodéfense. Se voulant une avant-garde révolutionnaire, les Black Panthers ne cherchaient pas seulement à libérer les Noirs de leur environnement répressif : « Pour nous, il s'agit d'une lutte de classes entre la classe ouvrière prolétarienne, qui regroupe les masses, et la minuscule minorité qu'est la classe dirigeante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s'unir contre la classe dirigeante qui les opprime et les exploite.(...) Nous croyons que nous menons une lutte de classe, pas un combat racial (6). »
Les Panthères organisèrent des cantines scolaires pour les enfants des ghettos, des associations de locataires, des dispensaires, des distributions de vêtements. Ils éditaient un journal, enrôlaient les plus motivés et impressionnaient les autres. Le BPP n'a probablement jamais compté plus de 5 000 militants entre 1967 et 1971, mais son aura dépassa alors largement sa puissance numérique dans les centres-villes déshérités.
Dès l'été 1967, le FBI s'alarme et recentre l'un de ses programmes de contre-espionnage, le Cointelpro, en direction des mouvements nationalistes noirs (7) : « Le but est de démasquer, briser, fourvoyer, discréditer, ou au moins neutraliser les activités des organisations nationalistes noires qui prêchent la haine (8). » Avec l'aide vigilante des services locaux de police, ces instructions seront appliquées à la lettre. Dans un entretien accordé au New York Times, le 8 septembre 1968, John Edgar Hoover déclarait que le BPP « constitue la plus grande menace qui soit contre la sécurité interne du pays ».
Pour les Black Panthers, les trois années qui suivent seront dévastatrices. A l'utilisation des techniques de répression classiques (filatures, écoutes téléphoniques, lettres anonymes, agents doubles), le FBI, via le Cointelpro, ajoutera en effet l'assassinat. Pour la seule année 1970, trente-huit militants sont tués lors de raids organisés par les polices locales contre les bureaux du BPP. Le 4 décembre 1969, le leader des Panthères de Chicago, Fred Hampton, est exécuté dans son lit. Son garde du corps, William O'Neal (qui s'est depuis suicidé), avait été recruté par le FBI de Chicago deux ans plus tôt : c'est lui qui fournit aux policiers le plan de l'appartement, leur permettant de viser juste (9).
Quelques mois plus tard, M Geronimo Pratt, un des membres les plus en vue du BPP de Los Angeles, est arrêté pour le meurtre d'une femme blanche, commis dans une banlieue de Los Angeles alors que, selon de multiples témoignages - confirmés par les comptes-rendus des agents infiltrés du FBI -, il assistait à Oakland à une réunion de son organisation. Au moment du procès, ces éléments du dossier disparurent mystérieusement. Condamné à perpétuité, M. Geronimo Pratt est toujours emprisonné, même si, aujourd'hui, les représentants du système judiciaire californien et les médias américains s'accordent à dire qu'il a été victime d'une machination.
Les querelles et dissensions fomentées par le Cointelpro au sein même du BPP amplifient les divergences internes nées de l'affrontement politique entre, à Oakland, le « ministre de la défense », Huey Newton, et, en exil à Alger, M. Eldridge Cleaver, « ministre de l'information » et responsable de la section internationale du BPP (10). Fin 1970, les militants noirs, divisés, de moins en moins soutenus par la gauche libérale blanche (elle aussi soumise aux attaques du Cointelpro), en viennent à s'entre-tuer. Certains des partisans de M. Eldrige Cleaver fondent alors la Black Liberation Army (BLA), clandestine. Fin 1971, le BPP se retrouve décimé par la répression, son audience diminue inexorablement et ses dirigeants replient leur action sur leur base d'Oakland, en même temps qu'ils décident de réintégrer le jeu politique normal en soutenant des candidats démocrates aux élections locales. Les militants radicaux les plus chevronnés sont soit en exil, soit en prison. Ils vont y être rejoints par les soldats de la BLA en butte à un nouveau programme de contre-espionnage : Newkill (11), directement mis au point, à la Maison Blanche, par le président Richard Nixon, le ministre de la justice John Mitchell, et Edgar Hoover, l'inamovible directeur du FBI. MM. Anthony Jalil Bottom, Albert Nuh Washington, Herman Bell, en font toujours les frais, détenus à vie dans des pénitenciers de haute sécurité de l'Etat de New York.
Une seconde vague répressive aura lieu au début des années 80 et visera de nouveaux activistes du mouvement noir, mais aussi des militants indépendantistes portoricains et des radicaux blancs. A l'automne 1981, dans l'Etat de New York, des militants de la BLA et des radicaux blancs du Weather Underground (12) attaquent un fourgon de transport de fonds de la Brinks pour s'emparer d'argent destiné à alimenter leur lutte ; le braquage, raté, se termine par une fusillade, au cours de laquelle trois policiers sont tués. Dans les mois et les années qui suivent, une fantastique opération de répression aboutit à l'arrestation de dizaines de militants, clandestins ou non, dont certains vont être jugés en vertu de la loi RICO (Racketeer Influenced Corrupt Organizations) votée par le Congrès en 1970.
La loi RICO avait été élaborée pour lutter contre le crime organisé. Son but était de fournir aux procureurs les moyens de poursuivre en justice les membres de gangs criminels accusés d'avoir participé à deux actes répréhensibles sur une période de temps donné. Et permettant de les condamner automatiquement à vingt ans de prison. Sous la présidence de M. Ronald Reagan, la loi RICO servit plusieurs fois à condamner des membres d'organisations politiques, notamment après l'attaque de la Brinks. Ainsi MM. Sekou Odinga (BLA), David Gilbert (ex-SDS) et Mme Marilyn Buck (ex-SDS-BLA) purgent d'extravagantes peines de prison sans possibilité de libération sur parole : quatre-vingts ans pour Mme Buck, soixante-quinze ans pour M. Gilbert, quarante ans pour M. Odinga. Aux vingt années de la loi RICO s'ajoutent, en effet, des condamnations encore supérieures pour ceux qui furent reconnus coupables d'avoir participé à l'évasion, réussie, de Mme Assata Shakur en 1979 (13). A titre de comparaison, un militant anti-avortement accusé, en 1986, d'avoir perpétré une dizaine d'attentats à l'explosif contre des cliniques pratiquant l'interruption volontaire de grossesse a été condamné à dix ans de prison, et libéré sur parole quarante-six mois plus tard (14).
Ainsi, depuis un quart de siècle, les mouvements nationalistes noirs et leurs alliés ont payé le plus lourd tribut à la répression et continuent de la subir. Si le programme Cointelpro a officiellement été abandonné en 1971, lorsque son existence fut fortuitement découverte par un commando étudiant parti fureter dans un bureau du FBI (15), ses effets se prolongent. La note envoyée par Edgar Hoover à l'ensemble de ses agents, le 25 mars 1968, fut exécutée à la lettre. Le Cointelpro devait « empêcher la coalition des groupes nationalistes noirs (...), empêcher la naissance d'un “messie” qui pourrait unifier et électriser le mouvement nationaliste noir. (...) Il faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que, s'ils succombent à l'enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts ».
Une autre note, datée du 3 avril, expose précisément les termes de l'alternative : « Ne vaut-il pas mieux être une vedette sportive, un athlète bien payé ou un artiste, un employé ou un ouvrier (...) plutôt qu'un Noir qui ne pense qu'à détruire l'establishment et qui, ce faisant, détruit sa propre maison, ne gagnant pour lui et son peuple que la haine et le soupçon des Blancs ? » (lemondediplomatique)